vendredi 4 octobre 2013




Sur la supériorité du Woody Allen d'avant sur celui de maintenant : il suffit de faire valoir la supériorité de la happy end sur la fin ouverte ou triste. De comparer l'optimisme clos de Maris et Femmes et le pessimisme ouvert de Blue Jasmine. Il y a le pessimisme ouvert (indifférence du monde, chaos) et le pessimisme clos (le monde a une direction et c'est la pire), Blue Jasmine appartient au premier genre. Les films racontent à peu près la même histoire : une femme qui n'arrive pas à refaire sa vie sans son mari. Pour évoquer la faiblesse de Woody Allen il suffit alors d'évoquer son propre académisme, celui à l'oeuvre dans ses plus beaux films : tentation du pessimisme puis sursaut optimiste de dernière minute - c'est un parti pris, à la fois moral et esthétique. L'esthétique et la morale du chaos apparaissent chez lui comme une forme de paresse. Un film qui se contorsionne, comme on s'arracherait un sourire, pour arriver jusqu'à sa fin heureuse vaut toutes les fins ouvertes. Il y a peut-être une forme de clôture pessimiste possible, il suffit de voir Le rêve de Cassandre.

Les deux films parlent de la même chose : se faire une vie heureuse c'est oeuvrer pour son malheur. Il y a chez Jasmine le bonheur de vivre pour un homme, envers et contre tout, une façon d'encaisser ses trahisons sous la forme du déni, de maintenir cet état d'heureuse dépendance. Une fois qu'elle en sort, c'est comme d'une mort. Remarquons que le fait que son mari est un escroc n'a d'intérêt qu'en tant que cela permet scénaristiquement de faire basculer sa vie. A aucun moment cela n'affecte moralement Jasmine : elle pleure son ancien train de vie. C'est ce que racontait Maris et Femmes : Judy Davis (dont Cate Blanchett est à beaucoup d'égard la réincarnation) n'arrive plus à se laisser approcher par les hommes, elle n'a pas fait ça depuis longtemps. C'est la rançon du bonheur : se donner à une personne c'est travailler à ne plus jamais s'appartenir. Tandis que Davis morflait, son mari s'en sortait bien de son côté, du moins il vivait avec une jeunette, mangeait équilibré et regardait des films idiots, de son propre aveu, ça lui faisait du bien, il se sentait revivre. La question n'allait que dans un sens : que prend-t-on à une femme lorsqu'on lui prend son homme ?





Vu Fast Times at Ridgemont High d'Amy Eckerling, d'après un roman et un scénario de Cameron Crowe. On y retrouve d'ailleurs beaucoup d'éléments déjà présents dans le très beau Say Anything ou encore dans Singles. C'est la patte Crowe, une façon de ne jamais placer ses histoires sous le concept artificieux de "jeunesse". Filmer la jeunesse c'est à la fois un art de la condensation et de la dilatation : tous embarqués dans le même bateau-jeunesse et à la fois chacun mène sa barque, singulièrement. Ici cela passe par le centre commercial et le campus, un territoire est circonscrit où les saynètes se développent. Petits mouvements d'accélérations, petits croquis de la vie de la jeunesse, puis mouvements plus amples et plus calmes lorsque le film s'attarde sur la vie de quelques personnages. Je me suis mise à rêver d'un teen-movie réalisé par Robert Altman, le roi du film fourmilier.
 Ce qui fait la marque du bon teen-movie c'est une façon de filmer un paradis où les problèmes n'ont jamais lieu qu'entre amis, et puis de faire en sorte que la jeunesse prenne à un moment conscience de ce paradis - dès lors elle n'est déjà plus elle-même. C'est ce qui peut s'avérer être déchirant, le fait que tout prenne place sur arrière-fond de bonheur. Le teen-movie est davantage une parenthèse qu'un genre, on dirait qu'il ne se fait genre que pour se circonscrire un territoire, se vivre en îlot d'où on ne sort jamais - chaque acteur de teen-movie y est ainsi choyé, protégé, davantage immortalisé qu'ailleurs. Souvent on ne lui connaît pas de grande filmographie.

Chose singulière, la façon dont Eckerling filme les corps, sans fausse pudeur ni puritanisme, on voit des seins (chose qu'on ne voit plus dans le teen-movie, je crois) les filles ont déjà couché avec des garçons et parlent d'une autre façon de la virginité. C'est apaisé, non hystérique, les filles ont envie de sexe, elles ne se font pas désirer. Bref, filmer la jeunesse, ça doit peut-être vouloir dire ne pas la filmer mais la laisser venir à soi, dans ce qu'elle a de plus mature, en fait. Ne pas présupposer un comportement type pour une étape type (dépucelage, examen de fin d'année, avortement), mais seulement filmer des personnages adultes qui vivent ces situations. C'est ce qui est beau chez Crowe et Eckerling, c'est que les teen-movies sont des films adultes, non régressifs, très sincères et romantiques.




Vu The Curse of the Cat People, et revu quelques jours après, Cat People, au cinéma. J'ai souvent tourné et retourné le titre dans ma tête, puis sa traduction française, La Féline, pour essayer de percer l'étrangeté et en même temps l'évidence d'un tel titre, pourquoi une communauté d'hommes-chats ? Pourquoi des femmes ressembleraient-elles à des chats ? On dirait une métaphore qui irait trop loin, finirait par ne plus illustrer ce dont elle doit rendre compte et s'échappe en courant, comme un léopard de sa cage.

C'est de là qu'émerge le traitement exotique du mal chez Tourneur, on a l'impression d'ouvrir un vieux livre d'ethnologie un peu naïf dans cette façon qu'à Tourneur de relier un affect, un mal présent, à des origines ancestrales, à un passé pulsionnel qu'il ne faudrait pas éveiller - en y repensant, Vertigo aussi, Madeleine était habitée par un mal parcourant plusieurs générations. De ce mal ancestral, de cet amas de pulsions prêt à surgir, Tourneur n'en retire qu'un mince filet de mise en scène, comme s'il contenait toute la noirceur en n'ouvrant jamais qu'au minimum le robinet. Dans une logique animiste, on ne filme jamais le mal, uniquement ce qu'il anime.

La première partie du film pose clairement, et pour la suite, la personnalité d'Irena Dubrovna, jeune dessinatrice qui passe son temps au zoo, ne voit personne, se protège des rencontres, jette ses brouillons par terre. Toute mignonne avec ses rubans dans les cheveux et ses cils élancés qui lui donnent cet air félin (après avoir vu la Féline, on a envie d'étirer encore un peu plus le trait de son eye liner). Derrière ses atours de jeune fille pimpante, c'est pourtant un animal blessé.
A la deuxième vision c'est une autre lecture qui me vient, celle d'une sorte d'allégorie de la sexualité féminine : peur d'embrasser, peur de dévorer, peur de devenir une femme. Elle finira par tomber amoureuse et par se marier, se persuadant qu'elle en est capable, capable de coïncider avec ce bonheur, elle dira "j'envie les femmes heureuses". C'est ce qui est très beau dans le film : Irina Dubrovna passe plus de temps à craindre de faire le mal qu'à le faire réellement, c'est ce qui lui gâche la vie, du moins, sa vie amoureuse. Car tout allait bien avant qu'elle ne rencontre cet homme, et tout s'empire dès lors que, mariés, ils doivent enfin dormir ensemble. La première fois que j'ai vu le film ce qui me frappait c'était ces scènes où Irina, seule chez elle, faisait les cent pas, en proie à l'imminence d'un mal, protégeant les autres d'elle-même, incapable de participer à son bonheur. Il y avait une sorte de trouble, de stupéfaction d'Irina à l'égard d'elle-même, palpant en elle-même ce devenir-félin, ce dernier coin de noire solitude qui résiste à se donner tout à fait à un homme. C'est peut-être ce genre de recoin obscur qui manque à Jasmine.