dimanche 17 novembre 2013

Sur Inside Llewyn Davis

 Comme A Serious man, Llewyn Davis est balloté de bureau en bureau, pris dans les rets d'une sorte de bureaucratie du destin qui ne lui oppose que son silence, de même que les rabbins ne savaient quoi répondre à Larry qui cherchait désespérément un sens à son malheur.  Davis cherche, de façon plus pragmatique, à gagner son pain avec sa musique. Si Larry accumule les signes, trempe dans une atmosphère de déchiffrement et de compulsion de déchiffrement, autant Llewyn tombe sur des signes sans les accumuler, comme un Petit poucet qui trouverait des pierres d'un bout à l'autre de son chemin, en avant et en arrière, et ça ne mènerait nulle part - dans Inside Llewyn Davis le déchiffrement est remplacé par une atmosphère de signifiance, les signes flottent loin de leur possible sens, tel le gros plan signifiant l'absence de la clé de contact partie avec Johnny Five. C'est ce qui rend Inside Llewyn Davys supérieur à A serious man, parce qu'il est plus doux, moins démonstratif, le fait également d'avoir couper le fil de la transcendance (il n'y a plus de Dieu à invoquer) a pour conséquence que la mise en scène devient alors plus "immanente", plus transparente, et le film, de fait, plus mystérieux.


On pourrait évidemment se pencher sur la lose de Llewyn Davis, parler d'anti-road movie, dire que les frères Coen ne parlent que de ça. C'est réduire le film à ce qu'il n'est pas, devant le film, je ne sais pourquoi, ce n'est pas le mot "loser" qui vient me en tête. Ce qui me frappe, c'est la méchanceté de Llewyn qui se moque de ses acolytes qui prennent le micro. Il a beau être un loser, ses chansons ont un certain succès sur scène et il se permet de cultiver une sorte de pathos aristocratique : sa musique est mieux que celle des autres et nous sommes de son côté pour se moquer d'eux. Autant Larry proclamait qu'il n'avait rien fait : c'était un bon père, un bon prof, un bon mari. Autant Llewyn se moque de tout le monde, il semble que pas un chanteur ne lui arrive à la cheville, il ne s'arrêtera qu'une fois : brièvement pour écouter le jeune Bob Dylan chanter.
Il se manque de Troy Nelson qui sur scène manque d'énergie, de la vieille dame timide qui chante mal des chansons cuculs. Cette scène apparemment anodine semble être le pivot du film puisque c'est à partir d'elle qu'aura lieu ce faux flashback très énigmatique - c'est comme si cette vieille dame avait aussi son film, Inside the Old Lady, et que Llewyn Davis ne l'avait pas respecté, n'avait pas respecté son film à elle : il s'acharne sur elle comme le sort, apparemment, s'acharne sur lui, et de fait il le mérite. Des Inside qui se cognent de partout, des chansons se répondent, chacune étant une petite insularité, un mélange d'opacité et de communication - c'est  d'ailleurs le mélange dont est fait Inside Llewyn Davis.
Llewyn se moque de tout le monde et de la gentillesse de tout le monde, les scènes avec la famille Gorfein en rendent bien compte, il s'emporte malgré l'extrême gentillesse du couple, se moque du nom de famille d'un couple invité. Pourquoi alors personne ne se moquerait de lui ? Pourquoi le destin lui-même ne s'en prendrait pas à lui comme il s'en prend à la vieille dame venue raconter des chansons sur sa jeunesse ? Llewyn Davis n'est pas une affaire d'injustice ("qu'est-ce que j'ai bien pu faire ?") mais de punition ("what are you doing ?"). C'est la grande justesse du film, de filmer un personnage arrogant, prometteur, nonchalant. Inside Llewyn Davis devient dès lors, à l'opposé d'A Serious man un film sur la juste rétribution, sur le prix des choses et des actes.

 Llewyn Davis est un film sur le temps humilié des chansons, humilié par des injures, par l'ironie, par le silence, par des vies qui ne suivent pas. La continuité des chansons répond au montage très ironique, très hâché, comme s'il fallait chanter pour ne pas prendre le risque d'être coupé. Davis ne maîtrise ni le passé ni l'avenir, uniquement le présent de ses chansons. Ce passé figé sur les pochettes de disque, ce temps des coeurs solitaires et des amitiés indéfectibles. Trop attaché au passé, incapable d'avenir, comme lui dira Jean, comme le diront les avortements successifs. S'arranger avec l'avenir, c'est toujours une affaire de payer ou d'être payé, Llewyn se tient sur la corde raide du présent : comme le dira plus tard la scène où il renonce hâtivement à ses royalties pour 200 dollars qu'il peut toucher immédiatement - lorsque bien plus tard on lui parle des royalties il ne comprend pas ce qu'il vient de perdre une importante source de revenus.

Par extension, c'est un film sur le présent. Le présent aveugle et misérable où chacun vaut son voisin :  Dylan vaut Jim and Jean, c'est le présent démocratique, qui ne peut anticiper sur la postérité à venir. Un film donc sur le goût esthétique, sur le fait que personne n'est jamais d'accord, que tout a le mérite d'exister, que les choses qui existent sont bonnes en soi. Sauf Llewyn semble se dire au fond de lui-même "certains méritent d'exister plus que d'autres", peut-être le pensait-il avec son acolyte, il est obligé maintenant de le penser tout seul. Subjectivisme des chansons folk et subjectivisme du jugement. Présent des chansons, présent du jugement.

 Llewyn est condamné à errer, amputé de sa moitié. Dans le film tout le monde ou presque fonctionne en duo, Jim et Jean, les Gorfein, Roland Turner et son valet Johnny Five. Possible lecture : Llewyn Davis séparé de son acolyte, comment ne pas y voir un film sur les frères Coen, un film sur le deuil à venir, sur un monde devenu hostile lorsque votre moitié créatrice n'est plus là pour compléter. Llewyn serait alors plus démuni, plus humble qu'il n'y paraît.

dimanche 3 novembre 2013

Gravity, classicisme et woman's picture





Nous nous demandions précédemment où était passé le woman's picture, la réponse : il avance masqué, dans le blockbuster néo-classique. J'en ai pris conscience avant même de voir le film auprès de notre ami Guillaume Orignac (sa critique de Gravity ici) qui m'avait dit que Gravity était le film sur une femme qui accouche d'elle-même, rappelant ainsi Titanic. Ceci me renvoyait alors à un article sur lequel j'étais tombée par hasard et qui rapprochait très judicieusement quelques plans de Now, Voyager d'Irving Rapper avec ceux de Titanic.

Titanic peut, selon un certain axe, raconter l'histoire d'un amour. Reste que le film s'ouvre et se clôture sur une vieille dame qui se souvient de son voyage sur le somptueux paquebot : le Titanic, c'est un certain moment dans sa vie de femme. Jack a été le moyen d'une libération, mais il s'efface dans les profondeurs océaniques, de même que Kowalski dans Gravity s'évaporera dans l'espace. Dans les deux films les hommes enjoignent les femmes de les laisser couler. Pour qu'une femme émerge il faut qu'un homme sombre,  Ryan qui émerge de l'eau dans Gravity répondrait ainsi à Jack qui s'enfonce dans les profondeurs de l'océan Atlantique. Si Cameron a autant aimé Gravity, c'est peut-être qu'il y a retrouvé beaucoup de son Titanic.

"Ici, Jack se sacrifie pour que Rose puisse s'en sortir. Il n'y a aucun romantisme du suicide chez Cameron ; il n'est acceptable que s'il sert à préserver quelque chose de l'espèce humaine. D'ailleurs Jack ne sauve pas Rose, il lui apprend à se sauver elle-même, même si cela équivaut pour lui à couler à pic. C'est peut-être le plus beau plan du film. Rose se défait du corps inerte de Jack agrippé à sa main, comme on décolle une peau morte. Il faut apprendre à trancher ce qui est mort en soi pour que perdure le vivant. Elle se lance ensuite dans une course d'obstacles pour s'emparer d'un sifflet et signaler qu'elle est toujours de ce monde. Le fulgurant parcours initiatique du personnage (en un jour, elle a appris à nager, à tenir une hache, à dire non à sa famille et à faire l'amour) trouve son accomplissement dans ce sursaut d'énergie vitale."

 Théories du cinéma,  VII Petite anthologie des Cahiers du cinéma, Jean-Marc Lalanne, "Le Titanic n'a pas coulé",
Cahiers du cinéma n° 522

Dans Gravity, la scène de rêve semble contredire l'idée que l'héroïne, Ryan, arrive à s'en sortir par ses propres moyens et compétences. Il y a là quelque chose d'artificiel, une sorte d'arbitraire qui permet au rêve de faire surgir ce que la scène en place ne saurait permettre. N'y avait-il pas un autre moyen de faire se remémorer à Ryan le principe suivant : "Atterrisage = décollage" ? Pourquoi une telle éviction du personnage incarné par Clooney puis sa soudaine et brève réapparition ?

C'est que le film obéit aux codes du genre de film de femme : le personnage masculin n'est qu'un temps, le rouage temporaire de l'intrigue dont on se décharge assez vite. C'est une sorte de passage de relais, ou encore le thème cavellien de l'obligatoire éducation de la femme par l'homme, avec pour condition que l'homme s'efface. De même que l'enfant disparu (la fille de Ryan, héhé) est un autre thème bien connu du woman's picture, compris plus globalement dans celui plus général de la maternité contrariée, soit par la mort d'un enfant, soit par un enfant ingrat ou qui préfèrera s'installer avec son père. 

 Ryan se déshabille, ôte de son corps les vêtements lourds et les machines qui l'encerclent. C'est l'idée de l'accouchement, d'une femme naissant à elle-même, mais également d'un film qui se répète à lui-même sa priorité en extirpant ce corps de femme des mues alentours. Pourquoi Cuaron s'occupe-t-il de minutieusement tuer ses deux autres personnages et pourquoi ne fait-il un survival avec un couple ? Parce que le genre est codifié : il faut entendre le "woman" dans woman's picture, comprendre qu'il s'agit, dans ce genre, de pulvériser toutes les figures masculines.

Il y a là aussi, autre code du genre, et c'est peut-être la plus belle chose dans le film, la résurgence du désespoir tranquille américain qui se pose au coeur du milieu le plus incongru qui soit pour de telles questions prenant normalement place au coeur de la société américaine. La belle unité thématique de Gravity (une femme et son chagrin) est une sorte d'exercice d'humilité à l'adresse de la pyrotechnie hollywoodienne : on a cru pouvoir faire se succéder jusqu'aux vertiges les prouesses formelles, mais on en est en fait toujours ramené aux mêmes problèmes moraux du classicisme.

On pense à une sorte de version déceptive du Magicien d'Oz, un long voyage merveilleux jusqu'à la maison, un rêve éveillé où l'on se rend compte que "there is no place like home". Sauf qu'ici Ryan n'est à aucun moment éblouie, divertie de son mal : elle n'est nulle part, ne fuit rien, n'éprouve rien. Dans Gravity, contrairement au Magicien d'Oz, ce n'est pas le mal du pays et l'envie de revoir ses proches qui motivent le retour et redonnent de la valeur à la vie laissée derrière soi, c'est quelque chose de plus ténu et de plus primordial, de plus sec aussi : l'instinct de survie, la peur de la mort.

Ligne droite et trajectoire circulaire, fuite et retour. Atterrissage = décolage. Thoret et Benoliel, dans Road-movie USA faisaient déjà du Magicien d'Oz la pièce maîtresse du road-movie. Ryan s'exclame "I drive, i drive", expliquant à Kowalski que depuis que sa petite fille est morte elle allume la radio et ne fait que rouler en voiture; on a l'impression qu'elle a atterrie dans l'espace à force de rouler. A ce moment précis, où les images se convoquent oralement, on est dans une nouvelle de Carver,  rattrapé par ce désespoir quotidien tout en étant auprès des étoiles

Gravity est en cela un woman's picture réduit à l'état de schéma, une épure qui de fait, ne peut que se transformer en survival : les épreuves de tout ordre se transforment dans l'espace en série d'obstacles physiques à surmonter, de machines détraquées à pénétrer et à faire marcher. C'est peut-être la limite d'un film coupé en deux et que l'on peut apprécier de deux façons distinctes : pour sa prouesse technique et pour sa morale classique. L'un et l'autre ne fusionnant jamais vraiment. Il y a toujours l'idée que l'histoire trop surlignée d'une femme désespérée empêche la pleine appréciation de la performance technique D'un côté trop de figuration qui empêche le film abstrait, la sorte de jeu de rôle qu'est Gravity. De l'autre, les obstacles techniques rencontrés par Ryan et censés illustrer ces épreuves existentielles donnent l'impression d'une répétition inessentielle, d'une métaphore alourdie, bégayante.

Ce qui plaît dans le film de femme c'est une certaine trajectoire toujours particulière, qui s'amuse à faire briller les échecs, à atténuer les victoires, l'art du destin est un art du cheminement. Si Gravity est si monotone, si la narration y est comme éteinte, c'est qu'il n'est pas un itinéraire, c'est une longue autoroute de la survie où les épreuves physiques illustrent les épreuves morales.
De ce point de vue Titanic était d'un équilibre parfait, scindé en deux parties, pré et post-catastrophe : une partie idyllique retraçant l'éducation de Rose par Jack, puis une partie survival, physiquement éprouvante. Gravity fait intervenir très tôt la catastrophe, contraint qu'il est de faire advenir un événement dans cet espace infini et silencieux. Ceci mettant davantage l'accent sur l'arbitraire scénaristique. L'espace, c'est un peu le degré zéro du décor où les situations ressemblent davantage à des expériences chimiques motivés par un scénariste plutôt qu'à un concours de circonstances. Gravity évoque ainsi une sorte de woman's picture mental, de woman's survival où se joue un combat intérieur entre pulsion de vie et pulsion de mort.

"Il en est des formes comme des paquebots, elles n'ont jamais définitivement sombré et attendent l'aventurier qui tentera l'exploit de les faire émerger de nouveau. La grande forme hollywoodienne, arrachée du fond des océans de l'Histoire par Cameron, était comme le Titanic : elle contenait un petit coeur de diamant qui ne demandait qu'à palpiter encore."
ibid.

D'un côté Clooney qui s'éclate dans l'espace comme s'il s'agissait d'un trampoline géant, et puis la méticulosité chagrine d'une Ryan qui ne sait pas en profiter et se préoccupe de faire son boulot. Le blockbuster scientiste, contemporain vs. le film de femme classique, celui-ci étant inassimilable par l'espace, et de fait éjecté sur la terre ferme. Bullock a trop de pesanteur, elle ne saurait, comme Kowalski, profiter du spectacle et mourir légère parmi les étoiles. Ryan a le chagrin classique, mais les obstacles ont pris la forme de vaisseaux détraqués, de formes inertes et abstraites, de débris qui renvoient à de pures étapes psychologiques à surmonter. Bullock tombant sur son reflet peut ainsi être vu comme un écho à Jane Wyman s'apercevant dans l'écran de sa télévision éteinte dans Tout ce que le ciel permet; c'est le reflet du défi.

Dans Gravity, la désolation ne s'étale plus devant Ryan, comme Wyman pouvait identifier les objets et relations qui lui étaient néfastes, elle est cette fois intérieure. Ce n'est plus la clarté de l'espace classique, où les maux ont leur place et leurs frontières, où le désespoir à la forme bien identifiée d'un poste de télévision. Dans son scaphandre, Ryan a comme la tête coincée dans la télé. Autour d'elle, depuis longtemps déjà tout flotte, tout s'interpénètre, dans cet espace la distance parcourue n'exprime plus rien, les maux ne s'incarnent plus hors de soi, ils s'ingèrent et infusent : le chagrin est désormais du voyage.