jeudi 24 avril 2014

Sur Annie Hall de Woody Allen et Designing woman de Vincente Minnelli



20 ans séparent Designing woman (La femme modèle) de Annie Hall : 1957, 1977. En revoyant le Minnelli je suis frappée par les ponts qui existent entre les deux films et reste persuadée qu'Allen a dû penser au film de Minnelli en écrivant Annie Hall. Designing woman, il me semble, donne à voir une version quasi aboutie de la comédie romantique moderne telle qu'elle se fait encore de nos jours, il me fait l'effet d'un de ces films de la fin des années 50 qui ont l'aspect incertain des périodes de transition : cette démesure dans la narration, ce classicisme qui a ici quelque chose d'exubérant (il est sur le point d'exploser) : un classicisme bien mûr comme un fruit et qui menace bientôt de tomber dans les années 60. Bacall est une femme à l'indépendance indiscutée, pas de mère ni de père, seulement cette attache non contraignante que sont les amis, elle et Peck ne font presque plus semblant de commencer leur vie sexuelle avec le mariage, et d'ailleurs on sent ici que ce mariage n'est là que comme enjeu narratif, pour lier un peu plus sérieusement cet homme et cette femme, un peu plus sérieusement qu'un simple girlfriend/boyfriend même si chacun apparaît secrètement plus volage qu'il ne le dit. On est donc à deux doigts de cette autonomie sentimentale (c'est le coeur qui choisit, rien que le coeur, pas d'autres considérations d'ordre social), fond sur lequel apparaitront les héros des comédies romantiques.

Déjà il y a le titre, qui dans les deux films nomment le personnage féminin, annonce le film-portrait. Même si Annie Hall est clairement le portrait d'Annie (le vrai prénom de Diane Keaton) dressé par Woody Allen, Designing Woman est davantage équilibré : l'homme et la femme se peignent mutuellement. L'adresse à la caméra est présent dans les deux films, et dans les deux cas, ceux qui s'adressent à la caméra nous font (prétendument) le récit d'une catastrophe, ils parlent en témoin.
Puis, surtout, Los Angeles et New-York : dans le film de Minnelli Los Angeles est le lieu de l'idylle amoureuse, Mike et Marilla s'aiment parce que précisément ils s'offrent "nus" à l'autre : dépourvus des oripeaux sociaux et sociologiques, ils s'aiment en maillots de bain. C'est un peu l'histoire d'Adam et Eve. De retour à New-York le cauchemar commence parce que chacun à ses amis, ses habitudes, ses anciens prétendants, son appartement, que lui est chroniqueur sportif et que elle est styliste. Ils devront apprendre à aimer plus que l'autre : à aimer aussi sa vie.
Designing woman nous fait croire que son intrigue principale concerne cette ex-copine de Mike un peu encombrante, il n'en est rien, cette ex est une sorte de prétexte pour rester dans le classicisme, pour parler de quelque chose, sinon le film ne parlerait de "rien", ce rien proprement allenien qui consiste à faire un film sur un couple qui se sépare en amis ou sur un homme qui hésite entre deux femmes - je veux dire par là qu'il faudra toujours plus au classicisme qu'une simple intrigue amoureuse, il lui faudra une autre intrigue, plus "solide", venant l'enrober. Chez Woody Allen l'intrigue amoureuse apparaît dans son plus simple appareil, il n'y a plus que ça et c'est d'autant plus étonnant que nous ne sommes pas en Europe et qu'on n'a pas l'habitude des films "vides" - ici on pense évidemment à Cassavetes. 
Le film de Minnelli parle finalement de cette difficulté à trouver sa place dans le décor d'un autre - parce qu'on n'aime pas ce décor. Les circonstances font l'amour et on est toujours à deux doigts de se séparer pour une mauvaise circonstance, ne serait-ce qu'à cause de l'étroitesse d'un appartement. Evidemment tout ça est enrobé sous la facture classique : happy end, train de vie dispendieux, qui finit par atténuer la sécheresse du propos.

Dans Annie Hall New-York est la ville idyllique, précisément parce que le quotidien s'y trouve : on y travaille et on aime - sexe et travail, programme freudien. De fait, Los Angeles devient le lieu de la rupture, parce qu'il devient inconcevable à Allen qu'on puisse préférer la grande santé californienne à la petite forme new-yorkaise. C'est parce qu'Annie préfère Los Angeles que le couple finira par se séparer : elle préfère le soleil, les fêtes dans les villas et le monde du show-business à un quotidien grisâtre passé entre les nightclubs, les librairies et les cinémas de quartier. Annie Hall raconte l'histoire d'amour ratée entre deux villes, deux personnes qui, en esprit, n'appartiennent pas à la même ville. Là encore la raison de la rupture est atténuée par le regard tendre qu'Alvy Singer porte sur Annie : en amour il y a des obstacles qui se surmontent mais  les distances géographiques sont insurmontables; elles ne doivent pas pour autant rendre amer. Tout est affaire de décor, de préférence dans la mise en scène, il y a ceux qui ne peuvent  s'aimer qu'au soleil, et ceux qui préfèrent s'aimer dans les files d'attente des cinémas.