dimanche 29 mars 2015

Un premier remède : The Long Goodbye de Robert Altman


Je ne revois pas souvent The Long Goodbye bien que ce soit un film dans lequel je me vois, un de ces films qui résument ce que devrait être le cinéma pour moi, et sur lequel j'ai toujours voulu écrire ne serait-ce que pour me rapprocher de son secret. La sortie d'Inherent Vice a été l'occasion pour moi de repenser à ce film et d'aimer en partie le film de P.T. Anderson pour ce que j'y percevais du film d'Altman (des hommages conscients, une atmosphère à la fois détraquée et douloureuse). Puis je l'ai enfin revu avec un ami qui ne l'avait pas vu, plaisir décuplé donc, parce que celui à qui nous faisons découvrir quelque chose nous fait le cadeau de son innocence et que nous pouvons alors camper alternativement la position de celui qui revoit et de celui qui voit pour la première fois.

J'ai toujours eu une sympathie illimitée pour Robert Altman, qui s'explique d'autant plus qu'il reste un cinéaste assez mal aimé à la filmographie incroyablement imparfaite. Pour moi Altman a plus quelque chose de l'entertainer, de l'homme de télé ou du gérant de cirque que de l'auteur - alors qu'il en est un, mais c'est une façon pour moi de dire qu'Altman n'a jamais dû se penser comme un auteur et simplement faire des films, et c'est ce qui rend sa filmographie si incroyablement fourmillante, chaotique, précisément comme le sont ses films.
Je l'ai aimé très vite et très tôt, comme un beau caillou qu'on est le seul à trouver beau, comme un des secrets de ma cinéphilie. Je me souviens de Brewster McCloud à l'Action Ecoles, de Prêt-à-Porter au Forum des images, de The Last Show au UGC La Défense (je ne savais pas encore qui était Altman), de Trois Femmes et de The Long Goodbye sur mon ordinateur, du choc qu'avait été Short Cuts au lycée, puis enfin de la rétrospective à la Cinémathèque où j'ai pu quasiment tout voir. Souvent je trouve qu'il rate ses films par excès d'enthousiasme et absence de maîtrise, comme si finir un film consistait à se rapprocher du défoulement : Altman est parfois impatient d'aller chercher l'hystérie collective, ce moment où son groupe d'acteurs forme enfin un seul et même corps, et il le fait souvent à n'importe quel prix. Ses films donnent le sentiment de contenir un peuple entier : l'Amérique y est dépeinte comme une parade de personnages qu'il faut mener à un certain point d'hystérie, jusqu'au moment où ça craque : le spectacle qui se détraque, le mécanique sous l'humain, c'est ce qui semble l'intéresser.


C'est peut-être ce qui rend si beau et si singulier The Long Goodbye, film antérieur à la majorité de ses films-peuples : le fait que pour une fois, Altman (qui n'a évidemment pas filmé que des groupes) s'en tienne là à la simple silhouette nonchalante et mélancolique d'Elliott Gould (on peut aussi penser à John McCabe) qui glisse le long du film comme ont toujours glissé les détectives : leur effacement, bien que dicté par leur métier, a toujours quelque chose d'une métaphysique. Le détective comme personnage conceptuel : sans attaches, stoïque, qui a la mélancolie du dandy sans en avoir les avantages, qui s'efface pour laisser toute la place aux autres, pour récolter toute leur folie - Marlowe, c'est au fond un peu Altman, une sorte de chat qui se glisse silencieusement entre les jambes de ses personnages et les observe placidement.

Le détective c'est méthodologiquement celui qui doit s'en tenir à la ligne claire. Non assignable à un passé, Marlowe est tout entier défini par ses habitudes, par "ses trucs à lui". Le film recèle en lui-même de trouvailles géniales : Philip Marlowe passe son temps à se parler à lui-même, il cherche son chat pendant tout le film, allume ses cigarettes en craquant des allumettes sur les murs (on m'avait raconté que ces allumettes dangereuses, sont désormais interdites puisqu'elles pouvaient s'enflammer au moindre frottement) et ne cesse de répéter "It's ok with me". ll reste a cet homme sans passé la singularité de ses manies solitaires. L'ouverture du film est un sommet de nonchalance : les dix premières minutes du film sont consacrées à un chat qui a faim, comme si le film paressait, tardait à vouloir commencer et, engourdi, s'étirait le temps de ces dix longues minutes.

Sur le soliloque, Wilder est le seul cinéaste qui me revient en tête, dans Sept ans de réflexion il faisait parler tout seul Tom Ewell pendant toute la durée du film, accroissant le sentiment de solitude estivale et la misère sexuelle de son antihéros. Le soliloque, c'est un artifice de cinéma incroyable et beaucoup trop sous-exploité. Dans les deux cas, chez Altman comme chez Wilder, les deux héros ont l'air de personnages de bande-dessinée avec des bulles de pensées qui leur sortent de la tête.

The Long Goodbye annonce les films-peuples à venir dans cette façon qu'il a de se distendre encore et encore jusqu'à accueillir le maximum d'hétérogénéité. C'est l'une des règles et l'un des défis du cinéma d'Altman : remplir des films à ras-bord, ne pas trier, y mettre tout ce qu'on y trouve, jusqu'à ce que ça craque, jusqu'à l'embouteillage. The Long Goodbye est d'autant plus beau qu'il crée une sorte de contrepoint silencieux et observateur qui se fait le témoin amer de toute une série de personnages détraqués. Le film possède son centre, sa mesure : c'est Philip Marlowe, fermement arnaché à ses habitudes et à son costume.

Hétérogène, et donc par définition digressif. Digression d'une séquence par rapport à une autre, digression à l'intérieur du plan, digression des dialogues : tout est sur le mode digressif puisque le film se vit comme un élastique qui teste ses limites. The Long Goodbye nous perd ainsi dans les méandres de son intrigue alambiquée qui digresse en même temps qu'elle fait avancer son enquête. Le rythme faussement nonchalant et décontracté nous distrait d'ailleurs de l'intrigue voire nous fait rater certaines scènes - au bout de la troisième vision je découvre encore des scènes cachées dans les plis de ma distraction. Inherent Vice doit beaucoup à The Long Goodbye dans la mesure où les deux films donnent le sentiment d'être construit d'un seul tenant, d'être une longue et immense nappe de musique et d'images qui renfermerait dans toute son intégrité l'atmosphère d'une ville et d'une époque.

Que l'altérité fasse partie du même, c'est le principe que matérialise parfaitement la bande originale du film uniquement composée de diverses interprétations d'une même chanson composée par John Williams - jusqu'à qu'elle soit jouée par la sonnerie d'un portail. Ce même air joué partout fini de lier distraitement entre eux tous les personnages, de les lier d'un lien transparent et non contraignant, de les réunir en leur laissant toute leur liberté -ils sont solidaires d'une même intrigue mais pas déterminés par elle.
Pour cette raison même le souvenir du film ne cesse de vibrer de son atmosphère, parce que tout y est à la fois unité et hétérogénéité, parce que se remémorer The Long Goodbye c'est se souvenir d'une intrigue floue mais d'une atmosphère puissante. Le film comme totalité, ne déforme pas ce qu'il englobe, mais c'est précisément tout ce qu'il contient qui finit par lui donner sa forme. C'est ce que je retiens de The Long Goodbye, c'est pour cette raison que j'y trouve ce que doit être le cinéma : l'idée qu'un film circonscrit un espace de liberté pour ses personnages, qu'un film doit être une marionnette entre les mains de ses personnages, et non pas l'inverse.