lundi 29 février 2016

Sur Homeland : Irak année zéro, après la chute


Je suis allée voir la deuxième partie de Homeland : Irak année zéro sous-titré Après la chute d'Abbas Fahdel. Il y filme cette fois-ci l'Irak, et plus particulièrement ses proches, trois mois après l'invasion de l'Irak et la chute de Saddam Hussein. Si la tension était latente dans le premier volet et lui donnait cet aspect d'antichambre cauchemardesque, ici elle est retombée pour laisser place à l'anarchie la plus totale.

Il y a ce marchand de journaux qui raconte que lorsque Saddam Hussein était encore au pouvoir il ne vendait que trois titres différents, désormais il en propose cinquante huit. Cette anecdote est à l'image du film que je perçois comme une flânerie douloureuse visant à donner forme à une multitude, le peuple irakien.
Ce peuple, il n'y a pas que des hommes, des femmes et des enfants qui le constituent : l'une des idées magnifiques du film est de progressivement élargir la définition qu'il se fait de ce peuple. Je disais que le premier volet nous montrait que ce peuple était autant composé de vivants que de morts, mais on peut aller encore plus loin. Sont inclus dans le peuple son architecture, ses bâtiments officiels, ses paysages, sa  nature, ses lieux de travail, tous détruits par la guerre. Également ses musées, son cinéma, soit les moyens de le faire et de le diffuser (en temps de guerre tout semble être acculé à son aspect matériel donc destructible), c'est-à-dire les tables de montages, les salles de projection, les bobines de film que l'on découvre dans un studio de cinéma incendié et que Fahdel visite avec un acteur irakien.
A un moment celui-ci se saisit d'une bobine qu'il embrasse, ému aux larmes. Il visite une salle de cinéma incendiée et s'emporté : « si ces chaises parlaient elles nous raconteraient l'histoire du cinéma ». D'une seule phrase les fauteuils de cinéma s'animent et s'intègrent au peuple. Plus loin c'est le sac de riz que réutilise un membre de la famille de Fahdel pour le rationnement, celui-ci est troué, il s'exclame alors : « même les sacs nous lâchent ».
Après la chute de Saddam Hussein tout semble s'animer mais douloureusement, et c'est l'une des plus belles choses du film que de nous faire voir une agitation toujours affligée, amputée de sa joie. Si les langues se délient ce n'est que pour exprimer la douleur d'une condition. Les hommes se réunissent spontanément dans la rue, tout le monde parle politique, même Haidar, le neveu d'Abbas Fahdel qui à seulement 12 ans semble déjà en savoir un peu trop sur son pays. C'est notre principal guide dans ce film, et son corps d'enfant semble ne pas avoir eu le temps d'être autre chose que politique, historique. Tout l'enjeu de Homeland est peut-être là, dans cette lutte pour que l'intime, les aspirations des êtres, leurs études, leurs amis, leur bonheur ne se fassent pas tout à fait mordre par l'Histoire, pour que l'Histoire recule. Et elle recule toujours, par soubresauts, lorsque les étudiants étudient, lorsqu'ils fument dans leur salle de cours, lorsqu'ils révisent leurs examens ou soutiennent leur mémoire.

Et puis toujours, comme dans le premier volet, les enfants, les tout petits enfants qui sont plus petits qu'Haidar, ils sont encore nombreux aux pieds des adultes qui parlent : ils sourient à la caméra, ils comprennent les grandes lignes de ce qui arrivent à leur pays ou même rien du tout lorsque ce sont des nourrissons. Lorsque Fahdel filme une conversation animée entre adultes, parfois il recadre sur le visage d'un enfant ou d'un vieillard qui écoute (il y a ce mouvement de caméra incroyable où il filme à ses pieds un bébé qui sourit pendant que son père évoque sa misère). Les enfants sourient tout le temps, ils sont souvent silencieux, ils ne parlent pas politique, ils rigolent avec les soldats américains, ils jouent dans les ruines et ramassent ce qu'ils trouvent (des munitions) toujours en souriant. On dirait qu'à ce moment-là aussi l'Histoire recule un peu, qu'elle est obligée de reculer devant l'enfance qui l'a alors transformée en terrain de jeu. Leur apparition est moins historique que fantastique.

Devant la caméra de Fahdel les enfants crient « filme moi ! », et cela fait écho à Haidar expliquant au début de ce volet qu'un soldat américain voulait le prendre en photo et qu'il a refusé; il ne veut pas que les américains le prennent en photo. Plus tard on voit des irakiens se prennent en photo avec des soldats américains. Bref on retiendra que dans le film, ce sont des irakiens qui prennent les photos, et dans le refus de Haidar, qui est très étonnant pour un si jeune garçon, il y a le refus de se laisser photographier, de se laisser penser par l'occupant. Lorsqu'on se souvient des images qu'on a pu avoir de la guerre en Irak, ces images de désolation recyclées de journaux télévisés en journaux télévisés, on se dit que c'est la chose la plus impérieuse et la plus intelligente que pouvait faire Haidar, prendre soin de son image, ne pas la laisser à d'autres.

Sur ces cinq heures de projection j'ai eu l'intime conviction que tout Homeland n'était au final qu'une entreprise de remplacement d'images par d'autres. Remplacer nos images génériques de la guerre par d'autres images, les remplacer une par une, méthodiquement. Faire disparaître la Guerre pour faire apparaître les drames intimes, un à un. Casser les notions abstraites pour faire couler la multitude des récits. Car la guerre avant que d'être image et tout d'abord récit, la mémoire que les irakiens ont de cette guerre tient d'abord et avant tout dans les récits qu'ils en retiennent et qu'ils s'échangent, récoltent, accumulent. Il y a le récit des drames et les images des disparus que les irakiens tendent à la caméra, elles aussi semblent crier comme les enfants « filme nous ».


Très vite le montage de Fahdel suit de près les récits et se cale sur leur rythme : on lui raconte le drame qu'a vécu une mère, à la séquence suivante il se rend chez la femme en question et ainsi de suite, remontant le fleuve sans fin du malheur. Sa caméra circule et se trace un chemin, saute de drame en drame, ramasse, comme les enfants, des bouts de vies ruinées. En face, dans le contrechamp, il y a les images de la télé, les images pour tout le monde. On nous dit que les fils de Saddam Hussein ont été tués et leurs cadavres apparaissent à l'écran comme une preuve irréfutable.
Plus tard lorsqu'on informe le commerçant qui livre le rationnement, il n'y croit pas. On lui dit que les corps ont été filmés et que cela suffit à servir de preuve, mais il se méfie de ces images qu'on lui rapporte, « ça peut être leurs sosies ». Les images sont mauvaises. Si Saddam Hussein est tombé, la télévision trône toujours, elle est comme une pythie glacée qui annonce au peuple ce qui va lui arriver.


La guerre n'est ici rien d'autre que l'arbitraire pur : des hommes et des femmes qui meurent sous les balles des américains ou des irakiens, l'absence totale de toute sécurité et de toute police qui acculent les familles à l'auto-défense. On achète une arme comme on achète du riz, chacun s'en désole et tous y sont obligés. On nous le répète souvent, le peuple irakien est un peuple bon, hospitalier, pacifique, mais si on le provoque il cherchera à se défendre. Ce ne sont pas que des mots, on sent dans Homeland toute cette bonté retournée, littéralement mise à sac, cette bonne complexion subitement viciée par la guerre.
Parenthèse, devant le film j'ai beaucoup pensé à l'écrivain égyptien Albert Cossery, que je n'ai pas lu depuis longtemps mais dont il me reste l'attitude de ses personnages qui ont pour toute sagesse une forme de nonchalance princière face à la misère et de torpeur morale face à l'injustice. Ils se conduisent face au monde de la même façon que le monde face à eux. Je repense à Mendiants et orgueilleux, à cette enquête policière non résolue qui finira par rejoindre nonchalamment la masse infinie des injustices non réparées.

Cet arbitraire, c'est-à-dire l'injustice, ne pouvait que dicter à Fahdel la fin de son film. Homeland ne pouvait être interrompu que par ce qu'il cherchait justement à montrer. Je crois qu'à ce moment-là il n'y a même plus la place pour une morale de cinéaste, c'est-à-dire que celle-ci a eu tout le reste du film pour se déployer, mais Homeland ne peut se terminer qu'en se trouvant lui-même meurtri et je dirais même à l'agonie.
Si le premier volet me faisait écrire que la mort rôde, le rapport ici s'inverse complètement dans ce deuxième volet : c'est la vie qui n'en peut plus de rôder entre les ruines, d'errer sur fond de mort. Ce sentiment d'unité inquiète qu'on pouvait sentir dans le premier volet est ici complètement brisé : on passe de la multitude à l'anomie, de l'anomie à l'enfer, et c'est finalement l'affliction la plus profonde, la tristesse la plus inconsolable qui dicte les derniers plans de Homeland - qui s'enchaînent avec une rapidité qui a tout d'une brûlure, comme si on achevait un film comme une bête.
L'un des aspects les plus évidents du film (peut-être le moins intéressant tant d'autres plus profonds et essentiels sont à commenter) est qu'il ne peut que nous tendre un miroir et nous renvoyer, un peu honteux, au confort infini, inépuisable, de nos vies, à cette paix - pour la plupart du temps - qui plane au fond de l'air et à cette abondance toujours sous-entendue dans nos gestes. En sortant de la salle je n'ai pu que me dire qu'il était bon de vivre à Paris, mais qu'il était difficile, en début de soirée, d'y sangloter tranquillement à travers ses rues.

dimanche 21 février 2016

deux trois choses sur Le Dictateur de Chaplin (1940)



Je viens de revoir le Dictateur de Chaplin. Encore un de ces films qui souffre certainement de ne pas être revu. Un film dont la réputation un peu trop académico-pédagogique le précède et nous en barre l'accès. A l'époque je n'avais pas été sensible à toute la radicalité du geste (généralement je ne suis pas sensible à la "radicalité" d'un geste, mais là ça compte), à l'intelligence de sa forme : on dirait que là, tous les choix opérés par Chaplin relèvent d'une sorte d'évidence éblouissante, on n'aurait pas pu faire mieux. Tout est moyen d'expression, tout dans la forme est mis à profit pour faire passer l'idée d'oppression.

En fait d'évidence, il est certain que les quelques idées que j'ai sur le film se trouvent certainement ailleurs, sinon partout, dans d'autres textes sur le film.

- D'abord, si déjà à l'époque la structure du film m'apparaissait non conventionnelle (il faut se rappeler que le film met 30 minutes avant de nous montrer le retour du barbier dans sa boutique), cette fois-ci je comprends ce qui motive un tel choix. Le Dictateur obéit à une sorte d'organisation pyramidale du récit : ce qui se décide dans les séquences avec Hynkel finit par s'abattre sur celle avec le barbier. Tout le film s'emploie à filer cette idée : des êtres ne sont plus la cause de ce qui leur arrive, ils sont dépossédés d'eux-mêmes et de leurs actions, dès lors la cause ne peut que se trouver dans une séquence étrangère, une séquence qui se trouve avant la leur, mais surtout au-dessus de là leur. Les causes se trouvent dans les séquences avec Hynkel, les effets dans les séquences avec le barbier. Quand Hynkel délibère c'est Dieu qui délibère, nous dit la structure.


- Le Dictateur
est également un grand film sonore, un film sur la reproductibilité du son et sa faculté d'oppression, puisqu'on le rappelle, la voix et la langue (ce pur concentré de haine) de Hynkel, ces vociférations font se tordre les micros qui se trouvet placés devant lui. Plus tard ce sera le barbier et Hannah (Paulette Goddard) qui se précipiteront pour échapper à la voix de Hynkel annonçant le retour de l'oppression dans les ghettos juifs. Cette voix agit littéralement sur leur corps, elle est filmée comme une tempête dont il faut se protéger au risque d'être emporté - Chaplin exécute ainsi une danse grâcieuse et terrorisée. Entre les séquences de Hynkel et celle du barbier il n'y a finalement que les nouvelles à la radio, dans les hauts-parleurs et dans les journaux qui peuvent établir un contact, bien évidemment à sens unique. Les personnages s'informent de ce qu'il se passe et se décide de l'autre côté du film grâce aux média et la reproductibilité technique est ici sans cesse thématisée. Chaplin sait qu'il ne peut pas faire un film sur la guerre sans faire un film sur les média et c'est peut-être ce qui donne cette hétérogénéité au film qui est comme un patchwork d'humeurs, une succession de petites saynètes comportant chacune de quoi rire et de quoi pleurer, avec parfois des regards caméras, des danses, des frontpages, des discours, des intermèdes poétiques, puis soudain une volonté de documenter directement l'horreur, et tout à coup le film se rembrunit. C'est une forme d'arbitraire qui régit les humeurs du film, une sorte d'inquiétante imprévisibilité : le rapport de mimétisme entre la forme et le sujet est en cela total. 


Rien de plus limpide que ces fondus-enchaînés :
                                     
- Il était évident que Chaplin devait jouer à la fois Hynkel et le barbier, tout simplement parce qu'il n'y a que comme ça que l'organisation pyramidale peut être parasitée de l'intérieur, détournée. Il n'y a que comme cela que le film éparpillé entre deux types de séquence, peut enfin se rassembler. Les séquences-barbier kidnappent les séquences-Hynkel dans l'ultime discours humaniste du barbier. Le film n'est plus deux, il est un. La hiérarchie d'alors s'évanouit, le dirigeant et l'homme du peuple se confondent et se rassemblent en une seule et même personne, un seul et même corps.

- Comme le disait très bien Jean Narboni dans son essai qu'il a consacré au film (Pourquoi les coiffeurs ?, Capricci, 2010), le Dictateur illustre parfaitement la thèse de Walter Benjamin dans L'oeuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique :

"La possibilité de diffuser la voix d'un orateur auprès d'un très grand nombre d'auditeurs dans le temps même où il parle, et celle de présenter peu après son image devant un nombre indéfini de spectateurs font passer l'exposition de l'acteur devant l'appareil technique, et la relation qui s'ensuit avec les masses, au premier plan du processus.
Benjamin poursuit en débordant le cadre du jeu artistique, notant ce fait décisif que le bouleversement s'est aussi produit dans le domaine politique. L'exposition à la technique et la relation aux masses les contraignent, s'ils veulent réussir dans leur entreprise, à assumer et contrôler un certain nombre de performances dont la qualité opérera une sélection des meilleurs. Et de cette sélection, Benjamin conclut dans la première version de son essai que ceux qui sortent immanquablement vainqueurs sont le champion sportif, le dictateur et la vedette. Abandonnant le champion dans les versions ultérieures, il laisse seuls en jeu le dictateur et la vedette.
"

- Si on considère le Dictateur d'abord comme un grand film sur la technique, c'est-à-dire un film sur les média de masse, sur la reproductibilité technique d'un dictateur et sur une moitié du film qui en opprime une autre, alors le dernier plan et surtout la dernière réplique du film finissent de nous conforter magnifiquement dans cette idée. J'avais d'ailleurs peur que Paulette Goddard ajoute quelque chose à cette dernière réplique tant celle-ci ajoute encore un degré d'intelligence au film, l'éclaire et l'informe une ultime fois. Exilés en
Österlich qui s'apprête à être envahie, Mr Jaekel demande à Hannah si elle a entendu le discours pacifiste de Hynkel à la radio. Mais pour Hannah, et surtout pour Chaplin qui décide de terminer par cette réplique, il y a peut-être plus beau et plus important qu'un discours diffusé à la radio, plus crucial que n'importe quelle bonne nouvelle radiophonique (comme si même les bonnes nouvelles étaient de la pollution médiatique), et c'est le silence.




[ajout]



il y a un autre détail qui ajoute au fait que le Dictateur est un grand film sonore. Ce sont deux scènes qui se suivent : d'abord celle où Hynkel exécute sa danse éthérée avec son ballon globe terrestre sur du Wagner. On remarque que la musique ne vient de nulle part, elle est extra-diégétique : c'est le désir de Hynkel qui la suscite, la provoque.

Cette scène est tout de suite suivie de la fameuse chorégraphie du barbier qui rase son client au son de la Cinquième danse hongroise de Brahms. La scène s'ouvre même sur un plan de la radio qui annonce joyeusement "Travaillez en musique". Dès lors la danse qu'exécute le barbier, bien qu'encore gracieuse, n'a plus rien de joyeux (le Dictateur est peut-être même un film sur ce que j'appelerais la grâce triste) : elle ne prend pas appui sur le son mais est comme exigée, imposée par la musique qui sort de la radio (ici donc la source est diégétique). Ce n'est plus la danse qui suscite la musique mais la musique, et plus particulièrement un programme radiophonique, qui impose la danse.
Pour autant, dans le Dictateur toutes les mimiques et les chorégraphies du barbier Chaplin recèle une ambiguïté : elles oscillent entre la grâce d'un corps qui danse librement et l'oppression d'un corps balloté et tordu par des événements historiques transformés en événements sonores (l'arrivée d'une milice, les vociférations d'Hynkel et les mauvaises nouvelles radiophoniques). La fragilité dansante du corps de Chaplin, qui ne sait jamais s'il est malmené par le monde ou s'il obéit à sa volonté propre, est ici idéale pour exprimer cette ambivalence. A ce moment-là il est impossible de savoir qui remporte la manche, impossible de savoir si le barbier danse parce qu'il est libre ou parce que c'est un pantin.

Sur cette dernière scène Narboni écrit : "en surimpression de la scène de rasage chaplinienne il n'est pas interdit de voir des cohortes de jeunes aryens blonds endoctrinés se livrant à une saine gymnastique au son du même Brahms."







mardi 2 février 2016

L'amour par terre / Elle et lui de Leo McCarey (Love affair, 1939)




Hier soir j'ai vu la première version de Elle et lui qui date de 1939. J'avais bien en tête la deuxième qui date de 1957 et que j'ai revu au Christine 21 pendant la période de Noël. Si je devais rapprocher McCarey d'un autre cinéaste classique, ce serait Ford, pour ce sentiment d'être toujours devant ses films aux origines mythologiques, bibliques, du cinéma américain. Elle et lui ne fait pas exception et la version de 1957 fait selon moi figure de canevas inamovible de la comédie romantique. Je fais l'hypothèse que c'est à cette époque, au mitan des années 50, que la comédie romantique telle qu'on la connaît encore aujourd'hui, trouve son origine (je pense à des films comme Sabrina de Wilder ou encore Designing woman de Minnelli). Qu'est-ce qui distingue la comédie romantique du mélodrame amoureux ou encore de la screwball comedy ? Je dirais que la comédie romantique pose moins la question des sentiments (leur absence ou leur présence) que de la place que l'amour accorde à la réalité, ou bien que la réalité veut bien accorder à l'amour. Lorsque l'incompatibilité se résout en compatibilité c'est bien que cette place (au principe d'amour dans le réel, au principe de réalité dans l'amour) a été enfin ménagée.

Ce qui m'a frappée devant la première version de Elle et lui c'est que cette question demeurait, plus que dans la seconde, le véritable sujet du film. Ce sont deux êtres qui, uniquement par amour, décident de régresser socialement et de se remettre à travailler. Un homme et une femme qui, en choisissant l'amour ne choisissent pas l'éther romantique mais d'être enfin au monde et d'y être au travail, pour reprendre les mots de Sartre. Ils ne choisissent pas non plus la fusion amoureuse, mais précisément le contraire : avant de se remettre ensemble chacun redevient complet, autonome, part à la conquête de son monde intérieur et de son indépendance financière certes, mais surtout ontologique, pourrait-on dire. De fait, l'accident qui arrive à Terry McKay n'est là que pour temporiser encore un peu plus la rencontre. Elle décide alors de ne pas avouer son accident, de se mettre au travail, de payer elle-même sa rééducation. Son amour passe par une forme de sacrifice tout intérieur qui n'est en fait rien d'autre que du courage. J'avoue que si la première version a ma préférence c'est que je préfèrerais toujours Irene Dunne à Deborah Kerr, car elle apporte à Elle et lui la violence et le réalisme social du mélodrame féminin.

C'est bien par là que le film révèle le schéma intime de la comédie romantique, entre mélodrame et comédie, entre pink champagne des débuts et réalisme social de la deuxième partie, entre flirt et courage des vivants. Il n'y avait que McCarey pour réaliser un tel film, que lui pour filmer l'amour comme partie d'un tout plus important, non négociable : le réel.
Qu'est-ce donc cet accident de voiture si ce n'est la métaphore même du réel entrant en collision avec une vision d'abord faussée et trop romantique de l'amour ? L'accident arrive précisément parce que Terry McKay est sur un nuage et gardait les yeux au ciel vers l'Empire State Building au lieu de regarder devant elle. Elle est donc corrigée dans son romantisme et le film rebascule à partir de ce moment-là. McKay avait déjà choisi l'indépendance économique et la "dureté de la vie", mais le propre du mélodrame est que les personnages doivent être éprouvés plusieurs fois, jusqu'à atteindre une forme de sainteté lucide (qui est le propre du jeu d'Irene Dunne dans le mélo).

L'éther romantique n'est plus de mise (le paquebot, l'Empire State Building), le réel inonde le film et s'annonce comme l'unique condition de possibilité de leur amour. En d'autres termes, c'est une règle définitive de la comédie romantique qu'énonce Elle et lui : l'amour n'est pas une ascension mais une chute dans le réel qui a tout de radieux. C'est peut-être là tout ce qui sépare le mauvais romantisme des véritables sentiments.




Travelling latéral qui descend progressivement vers Irene Dunne :

avant d'être réunis dans le plan, à la même hauteur