lundi 25 avril 2016

La tectonique des plans / Notes sur Vertigo et La Prisonnière du désert




Comment créer du secret dans un film ? Comment y ménager des zones secrètes ? A cette question, j'ai l'impression que Vertigo et La prisonnière du désert, deux films si décisifs et déterminants pour le cinéma moderne, y répondent de la même manière, par une sorte d'indifférence absolue pour ce qu'est en mesure de voir ou de ne pas voir son spectateur. Ford comme Hitchcock ne se posent ainsi jamais la question de ce qu'il faut pour qu'un plan, qu'un détail dans le plan, soit concrètement perçu : une certaine vitesse et un certain rythme à respecter pour ne pas que le spectateur soit aveuglé par trop d'informations. Non, ils font précisément tout le contraire et bourrent chaque plan jusqu'à la saturation. Dans ces deux films il n'y a quasiment que des morceaux de bravoure, ce qui paradoxalement, annule presque l'idée de virtuosité : mettre de la virtuosité au milieu de la virtuosité, c'est en quelque sorte l'annuler, obliger le spectateur à éprouver cette virtuosité comme le rythme de croisière du film.
On assiste alors à un mouvement qui a presque quelque chose du phénomène naturel, organique, impossible à prédire et seulement observable; une loi de la nature. Saturer un film sans se poser la question de ce qui est visible ou non, ne produit pas une sorte d'homogénéité pleine et lisse, mais, paradoxalement, fait apparaître une série de creux et de bosses, active une sorte de tectonique des plans où chacun possède sa propre vibration : un plan vient en recouvrir un autre tandis que l'autre s'affaisse sous son poids, un autre dérive, deux autres se frottent l'un contre l'autre. Le film devient cette longue trame de plans qui se marchent dessus, percés de regards et de gestes secrets, et qu'il faudra revoir encore et encore pour pouvoir embrasser l'ensemble, ramasser tous les secrets disséminés ça et là.
Voilà donc comment apparaît, selon moi, le secret dans Vertigo et The Searchers : à force de densité et de saturation, certaines scènes et certaines plans semblent se retirer du film pour se mettre dans un coin, le film n'est plus cette surface homogène mais une série de plaques, de couches, de strates mal visées entre elles. C'est ce qui expliquerait assez bien que les deux films se soient vus attribuer le qualificatif d'invraisemblable : invraisemblance des situations, série d'incohérences narratives et de détails qui tuent (l'Indien enterré qui respire encore, l'absence de vérité géographique : Monument Valley qui n'est pas le Texas, décor qui d'ailleurs doit m'inspirer toute cette métaphore géologique). Cette invraisemblance est voulue pour elle-même, c'est la marque du rêve ou du cauchemar qui ne s'embarrasse d'aucune cohérence, raconte son histoire et forge ses images toujours à la diable. Deux films qui sont donc comme des cauchemars, deux délires, la psyché déroulée de leur héros, et où chaque plan est comme le morceau d'un miroir brisé, d'une mémoire brisée, encerclée par un néant que le montage n'essaye même plus de colmater. Je me souviens dans Vertigo, de ce plan qui commence trop tôt, et où l'on voit Stewart à l'arrêt, et de ces plans dans La prisonnière du désert, tout le début où chaque scène semble avoir été amputée de quelques secondes qui nous donneraient à voir le départ du geste. Cela donne le sentiment, dans l'un et l'autre cas, d'une fixité rêveuse.
(On pourrait poser cette question aux films : sur quel terrain, quel fond se construisent-ils, qu'est-ce qui pulse sous le plan ? Du vide, de la glace, de la terre, du blanc, du noir, du feu ?)

Je suis frappée de voir à quel point j'ai ainsi dû attendre la troisième ou quatrième vision pour comprendre toute l'ampleur de ces deux films, pour que les rangées de derrière s'avancent toutes vers moi dans un émerveillement toujours réitéré. C'est peut-être, hypothèse fragile, la définition même du cinéma moderne, qui envisagerait le film comme des couches géologiques où s'entassent, dans les interstices et les renfoncements, des vitesses alternatives et des secrets mal gardés.