samedi 29 octobre 2016

Amorale, par amour du goût



Je suis tellement quelqu'un de l'écrit que lorsque j'interviens oralement en compagnie d'autres critiques ou intervenants je me sens mal. Mal d'avoir mal dit, mal résumé le fond de ma pensée, là où l'écrit est un travail d'orfèvrerie. Mal aussi de constater que ma subjectivité n'est pas reine, mais se doit de dialoguer, de respecter les avis contraires, mais également les avis qui me sont insupportables. Je crois que le plus dur c'est de se retrouver en face de ceux avec qui vous n'êtes fondamentalement pas d'accord, de voir que votre point de vue ne les blesse pas autant que le leur vous blesse. Je mets toujours un certain temps à digérer une confrontation. Je crois que j'ai tout fait dans ma vie pour être le moins entourée lorsqu'il s'agit de travailler. Je me félicite tous les jours d'y être arrivée, tout en sachant que cela cache forcément une névrose.

Sachant cela, j'ai quand même accepté d'intervenir à une table ronde à la Fémis sur le thème très large du genre au cinéma. Je pensais que l'exercice allait être amusant mais en en sortant un profond malaise s'est emparé de moi. D'abord parce que j'avais peut-être tenu des propos un peu violents, et que je ne  tiens jamais des propos violents sans que cette violence ne se retourne contre moi. L'impression que mes propos à l'écrit auraient été davantage nuancés, au lieu de quoi il fallait sortir l'artillerie lourde. De plus, émettre des jugements négatifs à propos d'un film ou du cinéma français dans un tel contexte vous donne l'étrange sentiment de gâcher un peu la fête, c'est quelque chose que j'ai pu constater dans d'autres contextes (cf. Le Cercle), où ne pas aimer tous les films qui sortent chaque mercredi relève uniquement d'une sorte de mauvaise humeur passagère, son exigence est vécue comme un truc de peine-à-jouir. Et puis, je me suis rendue compte que cinq ans de critique m'ont rendue tout à fait dogmatique, au sens où aujourd'hui je peux commencer des phrases par "le cinéma doit...", "le cinéma ne doit pas..." sans que cela me pose problème. Un réalisateur présent à la table ronde a signifié que j'étais dogmatique. Là où je ne vois qu'une seule chose : une prise au sérieux certainement excessive pour ce que j'estime être la guerre du goût et l'affirmation déplaisante de ma subjectivité.

Et tout au long de cette table ronde, j'ai simplement eu l'impression qu'on ne pouvait plus supporter l'affirmation d'une subjectivité, aussi discutable soit-elle, parce que celle-ci pouvait menacer quelque chose comme une sorte de bienséance qui empêche selon moi l'exercice critique.

Cela a commencé avec mon entrée dans la salle, et un débat entre Laura Mulvey et Ginette Vincendeau. Cette dernière tentait d'expliquer par a + b à quel point Elle de Verhoeven était un film misogyne, un film sur "la haine des hommes pour une femme qui détient le pouvoir". Assise sur les marches, j'ai envie de tout casser, heureusement un étudiant prend la parole et lui dit ce que j'aurais pu lui dire moins poliment. Mon problème dans ce cas précis, c'est que je ne tolère absolument pas que l'on pense cela du film. Je ne tolère absolument pas que dans ce cas précis, tout soit relatif, et que le film, au gré des sensibilités, apparaisse comme étant tantôt misogyne, tantôt féministe. Cela m'agresse profondément, me blesse dans ma chair. L'idée qu'on ne puisse pas établir la défaite de ceux qui y voient un film misogyne, et que le débat se termine comme il avait commencé : tout est relatif, chacun ses goûts. Ce fut la première blessure de la journée.

La deuxième, c'est la réaction d'une étudiante parlant de Bande de filles il me semble, et qui n'avait à la bouche que cette phrase "ça reste quand même un film qui questionne le genre et ça n'arrive pas souvent". Dans le ton de la voix de cette fille, l'impression réelle que ce n'était pas elle qui parlait, mais une sorte de prêt-à-parler qu'elle recrachait sans savoir  ce que cela voulait dire.

Pourquoi ce genre d'interventions m'exaspèrent autant alors qu'elles semblent venir d'une profonde demande de la part de certains spectateurs ? Pourquoi cela me rend dingue ? Parce que je ne vois pas l'histoire du cinéma comme quelque chose de téléologique qui s'acheminerait progressivement vers un progrès de la représentation. Mais que tout grand film fait à lui tout seul la trajectoire entière de ce soi-disant progrès. Il y a évidemment des censures, des tabous, des interdictions et des préjugés qui tombent au fil des décennies, mais tout grand film s'y arrache déjà, subvertit déjà l'esprit de son temps. Et c'est même sa définition, un grand film c'est ce qui ne se réduit pas à être uniquement le produit de son époque (exemple de mauvais film pur produit de son époque : Les Nuits Fauves). D'un point de vue des représentations, l'image de Maureen O'Hara lavant le linge de son mari dans Rio Grande est plus arriérée qu'un épisode de la série Girls. D'un point de vue esthétique, Maureen O'Hara fait oublier n'importe quel épisode de cette série.


L'auditoire était nuancé, certains étaient offusqués par mes propos, d'autres avaient l'air d’acquiescer, mais j'ai eu le sentiment, après, qu'il y avait eu un malentendu sur la table ronde. Nous n'étions pas là pour parler d'oeuvres mais de représentations de minorité, de stéréotypes de genres, etc. Et j'ai compris pendant le fil de la discussion à quel point cela n'était pas mon sujet, à quel point ma discipline était, selon moi, parfaitement amorale du point de vue du contenu, parfaitement morale du point de vue de la forme. Je ne suis pas là pour surveiller si le cinéma français recense bien toutes ses minorités : je suis là pour voir si elles sont bien filmées. Et c'est une différence énorme. Objectivité de la statistique, subjectivité du goût. Je ne suis pas là pour constater à quel point le cinéma français est "hétéronormé", mais pour voir si une relation conjugale sonne juste à l'écran. Je ne défendrai jamais un film au prétexte, qu'enfin il filme un couple lesbien si celui-ci est mal filmé. Et j'ai l'impression que parfois certains applaudissent un film uniquement sur son sujet. Pire même : ces films se font sur leur sujet. Et le sujet, ce truc que Renoir haïssait, s'il est trop sacralisé, fait absolument reculer l'imaginaire et la mise en scène.

La seule question de la représentation n'est pas mon sujet (si cette question n'implique pas des questions de formes) parce que le sujet du critique ce sont les oeuvres, le goût et sa guerre.

Dire cela, c'est, je crois, d'abord dire une banalité, mais aussi affirmer qu'il existera toujours pour le critique consciencieux, une lutte entre sa subjectivité et l'esprit du temps. Cela veut dire qu'il pourra avoir tort contre l'air du temps, mais qu'avoir tort dans ce cas précis est pour lui une façon de protéger absolument sa subjectivité, qui compte plus que son obédience à l'esprit du temps.

A la fin du débat, une étudiante particulièrement affligée a pris la parole pour se plaindre : pendant la totalité de la journée elle avait entendu les transgenres qualifiés par des termes impropres tels que "transsexuels" ou encore "homme-femme". Dans un grand élan d'indignation, elle s'en prenait à tous les organisateurs qui avaient passé la journée à injurier une minorité. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui répondre, un peu agressivement, en oubliant qu'elle était l'étudiante et moi dans une position d'autorité. Je crois qu'à ce moment précis je n'ai pas pu me contenir face à ce qui était pour moi le babillage d'une maniaque de la terminologie se donnant en spectacle. Me sentant agressée, je lui réponds agressivement. Limites de l'oral, où si vous n'êtes pas doué, vous en êtes réduit par votre propre faute à une caricature de vous-même. Où votre agressivité guide votre rationalité. Cette intervention s'enchaînait parfaitement avec ce que j'avais pu entendre sur le Verhoeven : oui cette fille avait raison, les mots ont leur importance, mais on ne violente personne à utiliser le mauvais mot, en n'étant pas, comme elle semblait l'être, toujours au fait des dernières terminologies. Drôle d'énergumène de plus en plus fréquent dans les salles de cinéma et de débat, et qui vous fait comprendre que vous n'êtes pas loin de tenir des propos fascistes.  Service d'hygiène de la pensée qui vous indique du doigt les coins mal nettoyés de votre discours.

A la fin, je ne me sentais pas persécutée, la discussion avait été amicale mais le malaise ne passait pas. Et cela ne devait pas être étranger au fait que je me trouvais à la Fémis, que le modérateur avait bien pris la peine de s'extasier des diplômes de tous les intervenants (« beaucoup de diplômés ! ») tandis que je n'étais qu'une simple critique entourée d'étudiants qui feront du cinéma aidés de leur diplôme. J'avais envie de m'excuser, de me justifier, de me bagarrer. Alors qu'ils étaient certainement minoritaires, je me sentais comme entourée par des gants blancs qui ne rêvent que d'une seule chose : qu'on décrotte, qu'on récure bien comme il faut l'imaginaire, la fiction, le cinéma. Comme s'il s'agissait d'un enfant qui s'était trop longtemps amusé à se salir (et Verhoeven le premier) d’ambiguïté, de mauvais sentiments, d'affects et d'inconscient crasseux; la situation du spectateur est exactement celle de Ferguson dans Vertigo, un être saturé de névroses, de fantasmes, de phobies, de violence, et très peu de films s'adressent aujourd'hui à lui. Cette saleté qui nous compose, j'ai l'impression que c'est ce qu'on veut nous enlever : d'abord la grande majorité de ce qui sort aujourd'hui au cinéma, ensuite, ceux et celles qui scrutent tous les signes de misogynie du film de Verhoeven, sans comprendre que c'est le film lui même qui, malicieusement, ne les quitte pas du regard.

dimanche 2 octobre 2016

Le Fleuve de Jean Renoir (1951)



On nous dit d'abord que c'est l'histoire d'un premier amour, celui de Harriet, jeune anglaise expatriée pas encore pubère, qui essaye naïvement d'envoûter le capitaine John avec les poèmes et les histoires qu'elle écrit sans comprendre que le capitaine est davantage ensorcelé par la beauté de son amie Valérie.
 Pas encore femme, Harriet n'a que ses histoires pour se défendre et pour séduire. Un jour, elle vient interrompre une scène de flirt entre Valérie et le capitaine pour leur raconter l'histoire qu'elle vient d'écrire à propos du dieu Krishna. A la fin du récit, mis en image par Renoir, son amie lui répond "Ce n'est pas l'histoire de Krishna, mais d'une fille quelconque", ajoutant que cette histoire banale n'a pas de fin puisqu'elle est vouée à se répéter avec l'enfant de cette fille quelconque. Ainsi, dans la tête de la jeune fille, qui est l'un des plus beaux personnages de jeune fille de l'histoire du cinéma, il y a des banales histoires de prince charmant et de bonheur conjugal qui se prennent pour des récits sacrés. C'est un peu pour ça aussi que se prend Le Fleuve, le récit d'un banal bonheur familial, perçu rétrospectivement comme un âge d'or, un âge sacré. De même qu'on nous dit que c'est l'histoire d'un premier amour, or c'est d'abord l'histoire des premières grandes peines de Harriet, l'histoire, par la douleur, de sa naissance au monde. Le Fleuve aimerait ne rien nous raconter d'autre que ce mouvement intégrateur dans lequel est pris Harriet, que cette connexion de toutes les choses entre elles qu'elle finit par pressentir. C'est un film entièrement tourné vers une sensibilité et qui tente de nous restituer ce qu'elle sent et comment elle sent. Ainsi les événements importent peu au regard de cette connexion cosmique, et dont la famille, et la psyché d'une jeune fille, en serait une version à taille réduite et dès lors observable. (Sur la famille et sur ce bonheur sans histoire, la comparaison entre Le Fleuve et Meet me in Saint Louis de Minnelli pourrait être belle et fructueuse.)

Renoir voyage en Inde et en voyageant, trouve l'exact décor de ce qu'il a toujours voulu filmer, de ce qu'il a toujours pensé (voir Renoir le Patron de Labarthe) et qui est en opposition totale avec la rationalité occidentale qui cherche à séparer, à opposer, à discriminer ce qui a toujours fonctionné ensemble : vie et mort, création et destruction, profane et sacré, bonheur et douleur. Toute la beauté du Fleuve tient à cette façon de susciter en nous chacun de ses termes en même temps que son opposé, de les rendre indissociables, de susciter en nous la plénitude "cosmique" qui est celle d'Harriet à la fin du film "Aujourd'hui l'enfant est là, et nous aussi, et le fleuve et le monde."
Et Harriet adulte de répéter son poème d'enfance : "Le fleuve coule, la terre tourne. Midi, minuit, soleil, étoiles, le jour finit, la fin commence." Cette "plénitude cosmique" va de pair avec une forme de stoïcisme qui voit, au-delà des micro-évènements, l'harmonie du monde. Et ce n'est pas un vieux sage qui le perçoit, mais une jeune fille.


Ainsi le drame intime, la mort d'un enfant, doit se comprendre comme un moment de l'harmonie du monde. C'est ce que comprend Harriet, cette jeune fille écartelée entre deux périodes : entre son enfance et le moment où elle deviendra une femme. Ce corps révolté, qui bientôt trouvera sa place et sa fonction dans cette harmonie mondaine. J'en veux pour preuve le fait qu'elle passe du corps d'une jeune fille à celui de voix-off qui commente tout le film, voix désincarnée, un corps qui est passé ailleurs, dissous dans le fleuve, dans le monde.
C'est elle le corps de cette réconciliation, ce corps d'abord déchiré, divisé, avant d'être dissous. Ce corps qui s'exclamera, lorsque sa mère lui expliquera qu'elle jour elle sera en âge de procréer, "je déteste les corps". Car ils ne sont rien, car ils séparent ce qui à vocation à ne faire qu'un : les animaux, le moi, le monde, les nouveaux nés et les étoiles; emportés dans le courant de la vie dont le fleuve en figure la limpide métaphore. Trois ans après, sortira French Cancan, version adulte et libidinale du Fleuve, ou alors pourrait-on dire que Le Fleuve est une version pour jeunes filles, une version bien peignée de French Cancan. Le french cancan se substituant au fleuve pour métaphoriser ce courant vital, ce flux qui contient toutes choses en son sein, et dont le mouvement compte plus que les micro-mouvements parfois morbides qui le composent. Drames, peines et petites morts en tout genre trouvent leur place et leur justification dans ce mouvement intégrateur plus fort que tout, révèlent ce qui, en eux, tient d'une forme de naissance.