J'ai écrit ce texte à l'occasion de la sortie de Right now, wrong then de Hong SangSoo, il était initialement rédigé pour le site de l'ACOR.
Si un film a la faculté de désirer, de partir à la recherche
d'une image qui en deviendrait comme son aboutissement, les films de
Hong Sang-soo en viennent toujours à s'amasser autour de ce plan, de
cette formule, entendue précédemment dans The Day he Arrives (Matins calmes à Séoul, 2011) : « une femme, un homme, de l'air ».
Et s'ils la délaissent, ce n'est que pour un bref instant, comme une
interruption malvenue, car le désir de cette image est la chose la plus
impérieuse, autant pour le cinéaste que pour les héros eux-mêmes. Une
femme, un homme, de l'air, c'est plus qu'une formule, c'est en quelque
sorte un principe de mise en scène, le motif dans le tapis autour duquel
s'enroule toute l'œuvre de Hong Sang-soo, mais un motif qui avance à
visage découvert, à la surface, comme une évidence cristalline. On ne
compte plus, si tant est qu'on n'ait déjà compté un jour, ces plans où
un homme et une femme se tiennent dans le plan face à face, avec plus ou
moins d'espace entre leurs corps, puis enfin s'étreignent,
s'embrassent, après avoir longtemps discuté. A cet instant, ce qui
traverse le plan, c'est quelque chose comme le temps pur de la
rencontre, de la mise en contact de deux corps qui se sont trouvés par
hasard. Etape par étape, les corps (au sens où l'on parle de corps en
physique) se rapprochent par gradation. Ils parlent, ils boivent, ils
s'embrassent, ils font l'amour : c'est une loi scientifique, la loi de
la rencontre amoureuse.
La rencontre chez Hong Sang-soo c'est une mise en contact entre
deux êtres appartenant chacun à un monde différent, chacun étant pour
l'autre une sorte d'objet non identifié, de présence extra-terrestre,
d'altérité pure. Ce n'est pas qu'un détail si, souvent, au début du
film, les héros se retrouvent dans une ville qu'ils connaissent mal, car
l'autre est précisément comme une ville que l'on visite en touriste :
on y découvre ses habitudes, ses coutumes, ses croyances, sa tonalité et
sa lumière particulières. On l'arpente pendant un court instant,
parfois on peut décider de s'y installer mais c'est rare. Car la
rencontre chez Hong Sang-soo est toujours brève, les êtres sont de
passage et le temps est compté. La rencontre est ainsi d'autant plus
pure et belle qu'elle se sait limitée au moment même où elle commence.
Il faut vite se quitter avant qu'elle ne devienne autre chose qu'une
rencontre.
Dans Right Now, Wrong Then, Ham Cheon-soo (interprété par
Jae-yeong Jeong), réalisateur, vient passer quelques jours à Séoul pour
y présenter son dernier film programmé dans un petit festival de cinéma
local. Le réalisateur est arrivé un jour plus tôt, et c'est toujours à
l'intérieur de ce temps en trop qui est une vacance, un cadeau, que
prend place l'intrigue : au cours de sa flânerie l'homme rencontre Yoon
Hee-jeong (Min-hee Kim) une jeune peintre qui boit son lait à la banane,
assise non loin de lui dans la cour d'un temple. Hong Sang-soo la filme
comme une apparition magique : au détour d'un léger panoramique, la
jeune femme prend place dans le plan autant que dans le récit. C'est
d'ailleurs une des premières choses que dira le réalisateur à la jeune
femme : « Qu'est-ce que vous faites là ? », comme si celle-ci,
surgie de nulle part, était apparue à la faveur d'un souhait intime,
d'un désir enfoui de fiction que l'homme s'énonce à lui-même, comme si
l'ennui chez Hong Sang-soo, était le principal moteur du désir et donc
du film – l'intrigue commence au moment où l'on est intrigué.
Entre eux s'entame un échange, que l'on peut trouver très plat
car il s'agit d'un mélange de bavardage et de politesses d'usage, toutes
ces phrases qu'on dit sans dire, et qui ne sont là que pour témoigner
souterrainement d'un intérêt plus vif, plus brut, mais qui doit se
dissimuler encore un peu. Il faut toujours avancer vers l'autre à pas
feutrés et les personnages ne sont jamais exempts d'esprit stratégique
qui implique autant de réussites que d'échecs ; c'est dans ces aléas de
la rencontre que se situe tout l'humour du film. Comment agit cette
parole ? Disons qu'elle incarne adéquatement ce qu'on appelle la
fonction phatique de la parole : aucune information n'est émise (sinon
la reconnaissance), on s'assure simplement que la communication passe
bien. Le linguiste Roman Jacobson définissait ainsi cette fonction,
comme étant « la tendance à communiquer (qui) précède la capacité d'émettre ou de recevoir des messages porteurs d'information ».
C'est un pur contact et si aucune information d'envergure n'est
transmise, c'est bien que le plus important est toujours déjà dit dans
la simple adresse : ça parle, ça communique et tout ça parce que ça
désire. On comprend à partir de là l'importance du plan-séquence chez le
réalisateur et l'utilisation quasiment proscrite du champ-contrechamp
qui vaut comme interdiction de trancher dans ce contact, de taillader la
peau du plan : si l'on filme deux personnes ou plus en train de parler,
il faut absolument qu'elles s'insèrent dans le même plan. Il faut
filmer l'air entre les corps, car c'est entre les corps, dans cette
matière chaude et invisible, dans ce lieu de l'adresse où tout remue,
que son cinéma se joue. Le plan est ainsi toujours construit de manière
très organique, on a le sentiment que sa fixité relève de son
autosuffisance, que l'air et la lumière y sont palpables, comme une
certaine quantité de matière qui serait enfermée dedans, remuant et se
réchauffant progressivement au fur et à mesure que l'on apprend à se
connaître.
Pourtant ce serait mentir que de dire que l'homme et la femme sont toujours ensemble dans le plan, dans Right Now, Wrong Then,
le réalisateur fait quelque chose d'assez inédit, qui, de mémoire, n'a
encore jamais été aperçu dans son cinéma. Nous sommes dans l'atelier de
la jeune peintre qui désire montrer son travail à son nouvel ami de
passage. Le premier plan dans l'atelier nous la montre de dos, tandis
que le réalisateur se tient hors champ et lui répond : elle n'a plus de
café mais elle peut descendre en acheter, il la convainc que ça n'est
pas grave, il prendra du thé – encore l'importance des politesses
d'usage. Le plan est fixe et il dure, scrutant le dos de la jeune femme.
D'un seul coup, Hong Sang-soo expérimente quelque chose, une nouvelle
manière de filmer un échange, et dans l'économie très familière de son
cinéma, cela fait figure de petit vertige parce qu'il n'a jamais filmé
une héroïne comme ça, dans l'intimité de son atelier, en se posant
simplement derrière elle. Ce n'est peut-être rien mais d'un seul coup,
une infime variation est appréciée comme une révolution, comme un
chamboulement de la syntaxe. Tout le film d'ailleurs travaille très
méticuleusement la gestion des regards : que cela soit celui de l'homme
sur la femme (surtout), des deux héros sur les œuvres de la jeune
peintre, de la femme sur l'œuvre de l'homme, du cinéaste sur ses
personnages, Hong Sang-soo orchestre cette circulation à l'intérieur de
laquelle la femme se définit toujours comme un être-regardé, un être
dont le constat de la présence relève de la stupéfaction oculaire. Il y a
ce plan, dans le « deuxième film », où elle se trouve de profil en
train de regarder son tableau, tandis que l'homme, filmé de face, la
regarde.
Cela peut s'expliquer par le fait que Hong Sang-soo est un cinéaste
de l'altérité sexuelle : ceci n'est pas seulement un présupposé de son
cinéma, mais également un motif de son œuvre. Et cette différence
sexuelle il ne faut pas la comprendre mal : il ne s'agit pas d'attribuer
des qualités inamovibles à chacun des deux sexes, de dire que les
femmes sont ceci et les hommes cela. C'est quelque chose d'un peu plus
secret et pudique qui découle de son scepticisme, une façon pour le
cinéaste de dire qu'en tant qu'homme il ne peut pas parler pour les
femmes, il peut simplement leur tourner autour, filmer cette autre
moitié du monde depuis sa rive à lui. Si les femmes paraissent toujours
un peu moins piteuses que les hommes, c'est qu'il y a peut-être dans ses
personnages féminins, davantage d'hypothèses rêveuses que de savoir.
C'est ce qui le rapproche profondément d'un cinéaste comme Philippe
Garrel. Comme lui, il fait partie de ces cinéastes qui ne prétendent pas
faire autre chose que de parler pour eux, depuis une position très
restreinte et localisée. Dès lors, parler des femmes, les filmer, c'est
se prononcer sur une chose qu'on ne connaît pas tout à fait, ou du moins
qu'on n'appréhende pas sur le mode du savoir, plutôt sur celui de
l'ignorance curieuse. Ce n'est pas non plus affirmer une sorte d'éternel
féminin mais tout le contraire, une attitude de scepticisme
philosophique : tourner autour d'un inconnaissable en refusant de se
prononcer dessus – on repense au dernier plan de Sunhi où les trois héros tournent autour d'un temple comme s'il s'agissait de Sunhi elle-même.
Comme Garrel, Hong Sang-soo est peut-être à ranger du côté de ces cinéastes sans imagination, mais compris dans le bon sens du terme : il lui suffit de creuser toujours les mêmes situations, d'arpenter le même petit chemin de telle sorte qu'il y trouve encore quelque chose à en dire, à y glaner, encore quelque chose à filmer différemment. C'est un art de la combinatoire où ce que l'on croit être le même produit de la différence, et inversement. Rien ne s'épuise jamais dans un monde de combinaisons infinies, sinon cela ferait longtemps que Hong Sang-soo se serait déterritorialisé, aurait fait des films très différents : des drames familiaux, des récits tragiques, des biopics, des adaptations de roman. Mais sa sidérante capacité à toujours faire le même film, en apparence, vaut comme un pied de nez d'une incroyable malice, un art du bégaiement à un âge où les cinéastes prennent toujours le contrepied de leur film précédent et rêvent d'éclectisme improbable. Se poser la question de ce qu'un cinéaste s'abstient de faire permet de révéler tout l'intérêt et la beauté du cinéma de Hong Sang-soo.
Comme Garrel, Hong Sang-soo est peut-être à ranger du côté de ces cinéastes sans imagination, mais compris dans le bon sens du terme : il lui suffit de creuser toujours les mêmes situations, d'arpenter le même petit chemin de telle sorte qu'il y trouve encore quelque chose à en dire, à y glaner, encore quelque chose à filmer différemment. C'est un art de la combinatoire où ce que l'on croit être le même produit de la différence, et inversement. Rien ne s'épuise jamais dans un monde de combinaisons infinies, sinon cela ferait longtemps que Hong Sang-soo se serait déterritorialisé, aurait fait des films très différents : des drames familiaux, des récits tragiques, des biopics, des adaptations de roman. Mais sa sidérante capacité à toujours faire le même film, en apparence, vaut comme un pied de nez d'une incroyable malice, un art du bégaiement à un âge où les cinéastes prennent toujours le contrepied de leur film précédent et rêvent d'éclectisme improbable. Se poser la question de ce qu'un cinéaste s'abstient de faire permet de révéler tout l'intérêt et la beauté du cinéma de Hong Sang-soo.
Reste le mystère d'un film coupé en deux, qui nous raconte quasiment
la même chose, mais différemment. Ce n'est pas la première fois que
Hong Sang-soo s'essaye à ce procédé de « film brisé » que l'on retrouve
sous diverses formes toutes aussi mystérieuses les unes que les autres :
La vierge mise à nu par ses prétendants et plus récemment The Day he Arrives.
Le réalisateur se joue de nos habitudes de spectateur averti qui
cherche sans cesse à établir des connexions et des comparaisons, qui
souhaite tout comprendre et tout interpréter. Le cinéaste veut dénouer
ces mécanismes en les rendant inopérants, en nous tirant par la manche
vers toujours plus de simplicité. Le fait que le film raconte de deux
manières différentes une même rencontre est évidemment de l'ordre de
l'expérimentation pure, mais il ne faut pas y chercher une sorte de
théorie, la clé se trouve à la surface, dans ce que nous voyons et dans
l'effet perturbant que cette répétition produit en nous. D'une version à
l'autre, quelques petits ajustements, une réplique qui saute, un
dialogue complètement différent, un peu moins d'enthousiasme ici, un peu
plus par là, la jeune peintre boit dans le premier film et pas dans le
deuxième, dans le premier film l'homme s'enthousiasme pour sa peinture,
dans le deuxième il émet des critiques. On peut évidemment penser à Smoking / No Smoking
ou encore à la place de choix que possède le hasard dans l'œuvre d'Eric
Rohmer et pourtant rien de déterminant ne change le cours de la
rencontre, c'est toujours un peu pareil. Comme ces cinéastes, Hong
Sang-soo a toujours ménagé beaucoup de place au hasard et à l'aléatoire
jusqu'à en faire un personnage à part entière : il n'y a pas qu'un
homme, une femme et de l'air dans le plan, il y a aussi cette force
invisible et malicieuse, cette loi qui voyage incognito, comme l'énonce
un proverbe arabe, et qui actionne la rencontre avant de lui donner
forme. Hong Sang-soo nous dit quelque chose de très simple : il arrive
que nous sous-estimions parfois son influence, mais on peut aussi la
surestimer. Le hasard n'est pas qu'une grande affaire, c'est aussi une
petite histoire qui tourne sur elle-même sans but. Elle peut être à
l'origine d'une rencontre décisive comme d'une coïncidence dérisoire.
Qu'est-ce qui lie donc ces deux films ? Sont-ils les deux versions
d'une même série de faits ? La version de l'homme suivie de celle de la
femme ? Sur nous, le deuxième film fait l'effet d'être la carte
imprécise d'un territoire déjà arpenté, ou alors la répétition
cauchemardesque et amnésique d'une même situation. Un film se superpose à
l'autre, et trace les contours de leurs dissemblances. Le premier
serait alors le réel, et le deuxième sa version ? Ou alors, autre
hypothèse énoncée à l'aune d'une filmographie : il n'y a, chez Hong
Sang-soo, que des versions, jamais de réalité, des apparences tenues par
aucune substance et tout s'écrit et se filme sur fond de ce deuil-là.
Puisque tout n'est jamais que version, l'essence même de la réalité se
confond alors avec celle du cinéma. Un rapport au réel, c'est toujours
déjà un film.
Si tout est aléatoire et relatif, la rencontre est une certitude banale et précieuse. Comme le disait le héros de The Day he Arrives,
chacun donne à l'autre quelque chose d'infime qu'il peut garder : un
puissant souvenir, une série de conseils, le souhait d'une vie heureuse.
En cela, l'un des derniers plans de Right Now, Wrong Then
résonne comme une petite musique triste et pudique : la jeune femme,
lovée dans son fauteuil de cinéma, regarde le nouveau film de son ami
d'un jour qui vient la saluer une dernière fois tandis que le fil
commence, retentit alors une musique reconnaissable, ressemblant à celle
de Jeong Yong-Jin, fidèle compositeur des films du cinéaste.
Hong Sang-soo a toujours joué de ce fossé aberrant qui sépare le moi
créateur du moi social. Son cinéma vaut également comme sociologie d'un
milieu où les artistes, loin de tout fantasme, sont dépeints comme de
grands enfants perdus. Ces portraits valent comme discours sur l'art :
aussi noble et adulte soit-il, l'art puise toujours directement dans
cette part d'enfance. Ce fossé concerne également ce que l'on apprend
d'une personne en la côtoyant et ce que l'on apprend d'elle en côtoyant
ses œuvres : la jeune femme et son atelier, l'homme et son film. La
vérité d'un être semble se trouver dans une zone indécidable entre cette
part adulte et cette part d'enfance. La jeune femme assiste à la
projection du film de son nouvel ami et c'est tout simplement la
rencontre entre les deux héros qui se poursuit dans d'autres termes, une
nouvelle modalité de connaissance et de rapport à l'autre qui apparaît.
« A partir de maintenant j'irai voir tous tes films » dit-elle
sagement au réalisateur, et cela résonne comme un peu de baume au cœur
au moment où il faut se séparer. Même si la rencontre fut brève, chacun
aura eu l'occasion de se reposer dans le sillage de l'autre, de se
réchauffer au feu de son intimité, suffisamment pour qu'il reste en
mémoire quelque chose comme l'empreinte d'un rêve.
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